Le veilleur de l’aube

Rencontre avec un Arpenteur de Sublime – Conte


C’était un matin encore froissé de nuit. Le ciel, entre chien et loup, gardait le silence des songes. Je marchais, pressé sans raison, sur un sentier d’herbe et de boue, entre deux collines endormies en ce début de printemps.
J’avais besoin de m’essouffler, de m’éprouver. Chaque pas battait l’écho d’un tumulte intérieur intense. La fatigue du monde me poursuivait… extinctions massives des espèces et un printemps trop silencieux, où les chants d’oiseaux à peine retrouvés après la Pandémie, sont remplacés par le fracas des armes aux frontières de l’Europe… J’étais venu expirer ma peur, j’espérais un apaisement.
Et c’est là que je le vis.

Une silhouette, immobile, comme plantée au bord du jour. Il regardait l’horizon encore invisible.
Quand j’arrivai à sa hauteur, il tourna vers moi un visage calme. Un sourire, léger comme une feuille dans le vent. Il avait dans les yeux la jeunesse des âmes anciennes.
— Vous aussi, vous venez pour cela ? me dit-il en désignant la vallée d’un geste large.
Je hochai la tête sans trop comprendre. Mais il avait déjà reprit :
— Ce qui m’émerveille, ce n’est pas seulement la beauté du monde… C’est que nous soyons là pour la contempler.
Je restais muet. Il leva les yeux.
— Regardez ces étoiles. Ne croirait-on pas qu’un Semeur invisible les a jetées, une à une, dans le grand ciel ? Elles s’effacent déjà… comme un secret qu’on oublie trop vite.
Je les regardais scintiller, guettant leur dernière étincelle au point du jour.

Après un long silence, sa main glissa vers la vallée d’où je venais.
— Et ces fines écharpes de brume, qui monte doucement… N’est-elle pas l’œuvre d’un souffleur patient ? Elle recouvre nos traces. Elle transforme les arbres en esprits.
La lumière se fait diffuse. Je restais interdit. J’étais venu de ce vallon, mais je ne l’avais pas vu. Maintenant, je le découvrais comme un mystère ancien.
— Et ces perles de rosée, me dit-il en se penchant, ne dirait-on pas qu’elles ont été déposées sur le bord de ces herbes avec la plus grande délicatesse ? Ce sont des offrandes : Le moindre brin d’herbe devient précieux quand on le regarde ainsi.

Il souriait comme un enfant devant un miracle, les yeux brillants d’une lumière dorée, tandis qu’une odeur de terre humide et de rosée fraîche montait doucement dans l’air du matin.
— Vous savez, me dit-il, habituellement, ce spectacle n’est joué pour personne… Il se trouve que ce matin, nous sommes là, tous les deux, pour nous en émerveiller.
Il se redressa comme dans un jaillissement.
— Mais le grandiose reste à venir… murmura-t-il, comme s’il confiait un secret au vent. Il se tourna alors vers la vallée, les yeux plissés vers l’horizon qui palpitait d’un frisson de lumière naissante, suspendu entre l’attente et l’éveil.
— Parmi les Faiseurs de Sublime, ceux qui m’étonnent toujours, ce sont les Enlumineurs de ciels. Quelle audace ! Qu’il s’agisse de crépuscules ou d’aurores, un peintre sur sa toile n’oserait pas ces camaïeux de rose, d’orange, de violet.
Je regardais l’horizon s’enflammer un peu plus à chaque instant. Je ne comprenais pas grand chose à ces histoires de Faiseurs de Sublime, mais je voyais que quelque chose d’immense était à l’œuvre…

Une brise se leva, plus vive, légère, vivante. Elle aussi semblait née du souffle discret d’un de ces artisans invisibles… ces Faiseurs de Sublime.
— Souvent je me dis que je n’ai pas les yeux assez grands pour tout voir, ni le cœur assez vaste pour tout embrasser. Même après des années à arpenter le monde en quête d’émerveillement, je suis ébloui.
Je lui demandai, sans vraiment y penser :
— Pourquoi faites-vous cela ?
Il se tourna vers moi les yeux pétillants. Il me fixa un instant avec une grande intensité avant de me répondre.
— Parce que la contemplation engendre l’émerveillement. Et que l’émerveillement engendre la joie. Et qu’il faut beaucoup de joie pour résister au fracas du monde.
Je me tus. Ces mots me tenaient chaud.
Il ajouta presque dans un murmure, comme une douce confidence :
— Je ne nie pas la douleur, mais face à elle, j’ai choisi ma façon d’être au monde. Je choisis d’être comme la fleur fragile, qui exhale son parfum, coûte que coûte. Même lorsque les vents sont rugissants. Même lorsqu’il n’y a personne pour s’enivrer de sa présence.
Puis, il posa la main sur mon épaule.

— Je préfère arpenter le monde en quête d’émerveillement. Le rôle que j’ai choisi, c’est d’être spectateur de cette éternelle beauté… Quoi qu’il en aille par ailleurs…
Et, sans attendre de réponse, il descendit lentement la colline. Le soleil, invaincu, jaillit alors de l’horizon. Et tandis qu’il s’éloignait, je laissais fleurir en moi la certitude qu’à mon tour, je cultiverai l’émerveillement. J’irai, arpenteur, à la rencontre des Faiseurs de Sublime.

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